Secouer la langue pour maintenir la vie

Hier soir, j’entretenais les dernières flammes d’un feu destiné à réchauffer les nuits encore glaciales de ma silencieuse campagne. Enveloppée d’obscurité, penchée sur l’âtre, le visage happé par la chaleur vive de ce foyer brasillant, j’ai soudain pensé à Frankétienne.
Vous ne savez peut-être pas qui est cet homme massif au regard profond et à la posture ferme comme celle d’une proue de bateau. Laissez-moi vous raconter. Voici quelques jours, un aréopage de militaires et de politiques entourés d’une suite de policiers s’assemblait dans une église à Pétion-Ville. Ils étaient suivis d’une foule d’anonymes. Il s’agissait des funérailles nationales du poète, écrivain, peintre et un temps ministre de la culture haïtien, Frankétienne.
Son épouse prit la parole, voix grave et modulée, déclarant combien la perte de son Frankétienne était pour elle « le renversement du monde ». Sourire doux et triste, elle lut à haute voix sa dernière missive à l’aimé, évoquant leur maison détruite par le tremblement de terre de 2010 et patiemment reconstruite, foyer chaleureux où le couple accueillait inconnus, artistes, ambassadeurs, ministres ou présidents.
La mort de Frankétienne a « créé un vacarme » dans le monde, déclara-t-elle. Et devant la foule recueillie, elle rappela surtout combien les mots de Frankétienne étaient une ode, en français et en créole, à la République d’Haïti d’abord, à l’humanité entière ensuite. Elle conclut son chant d’amour en priant Dieu de donner à tous les écrivains, artistes et enseignants, la force de continuer d’apporter, dans notre monde où l’obscurité menace, la lumière tenace de la liberté.
Le feu de la liberté et de l’expression, Frankétienne le possédait au plus haut point. Né en 1936 dans un pays alors en proie à la violente occupation états-unienne, d’abord enseignant de physique et de mathématiques, Frankétienne se révéla détenteur d’une plume si puissante qu’elle enlaçait le monde dans des spirales de mots flamboyants et d’adresses universelles, à la fois virulentes et poétiques. Poésie pour clamer la dignité de sa fière nation, Haïti, toute maltraitée qu’elle fût. Poésie pour dénoncer, à la barbe des Duvalier père et fils, l’horreur de la dictature et l’espoir d’un plus bel horizon. Poésie pour clamer l’amour des êtres humains et de sa patrie, lui qui refusa, même dans les périodes de grand danger, de quitter sa terre natale, laissant ses romans et ses pièces de théâtre traverser seuls les océans.
Il disait – qui sait si c’est vrai, on n’a jamais donné la parole à sa mère je crois – qu’il était né du viol d’une jeune paysanne haïtienne de 13 ans par un vieil américain. De cet effrayant début, il fit un premier bouclier qu’il compléta avec d’autres déconvenues transformées en armes : l’apprentissage à la dure du français censé abolir son créole maternel, les années de misère et d’occupation étrangère, les espoirs de démocratie sans cesse violemment remis à plus tard.
Comme il le racontait lui-même, sa prose était si dense, si mouvante, comme un feu éternellement changeant, que les Duvalier pourtant prompts à mettre à mort les écrivains, n’y virent qu’élucubrations de fou et le laissèrent tranquille. Ses lecteurs pourtant, d’abord en Haïti puis au Québec et en Europe, ne s’y trompèrent pas. Même à 80 % analphabètes, la population haïtienne sait bien lire, sait encore mieux retenir, et vouait un culte plus ou moins secret au poète.
Survivant de tant de turpitudes, Frankétienne est devenu l’une des figures tutélaires pour tout être humain désireux de dire le monde. En 2021, l’Académie française lui décerna le grand prix de la francophonie, et il manqua de peu le Nobel, qu’obtint sa consœur caribéenne en fermeté et en littérature, Maryse Condé. Dans sa maison posée sur l’un des mornes soumis aux déforestations et à l’exploitation la plus mortifère, il peignit aussi des dizaines de milliers de toiles.
Son épouse déclama donc ses louanges et rappela ses hauts faits poétiques, le 28 février dernier, en l’église Saint-Pierre de Pétion-Ville. Le chaos engendre la beauté, comme le savent bien ceux qui vivent toujours sous la menace d’un cyclone.
À propos de poète et d’amour, une dernière petite chose. La veille, je gravissais les marches d’un haut donjon, fragile relique d’un beau petit château du XIVe siècle. La pierre blonde et friable y était couverte de graffitis, chaque visiteur, venu du Cameroun, de Buenos Aires ou d’Auvergne, laissant au passage sa marque à la pointe d’un couteau. Victor Hugo eut la même irrépressible envie que tant d’anonymes : on peut toujours y voir le hâtif « Victor Hugo et Juliette », gravé dans le tendre calcaire de la tour.
« Tous les tyrans sont des virtuoses du mensonge qui osent parler de démocratie, qui se métamorphose toujours en voluptueuse métaphore enjolivée de faux espoirs avec promesses clinquantes », déclarait Frankétienne à un journaliste en 2014. Victor Hugo eut approuvé le poète haïtien qui secouait toujours la langue pour éviter qu’elle ne soit saisie dans la glace cynique des fossoyeurs du monde.