Saluer les Piccard en images: plus haut, plus profond, plus loin
Le dessinateur a commencé par lire des livres, bientôt bourrés de post-it, remplir des carnets de notes qui s’égarent et s’entourer d’une multitude de croquis. Puis il prend contact avec Bertrand Piccard. Celui-ci avait «très peur que le résultat final ne corresponde pas à l’histoire, à l’esprit de ma famille, que les détails soient faux. Et Jean-Yves craignait que je sois tout le temps derrière lui, que je le contrôle et le dirige. Mais tout s’est extrêmement bien passé. Il a retranscrit avec humour, émotion, précision et philosophie nos discussions. Je suis très ému de retrouver en images tout ce que mon père m’a raconté.»
Tintin et Jules Verne
Porté par le souffle de l’aventure scientifique et ne dédaignant pas l’humour, Un, deux, trois Piccard se place sous le signe de Tintin et Jules Verne. L’auteur confirme: «C’est vrai qu’avec Cinq Semaines en ballon ou Vingt Mille Lieues sous les mers, Jules Verne n’est pas très loin. De même qu’Hergé, puisque Tintin apparaît en 1930, au moment des premiers exploits d’Auguste.» L’illustre aérostier a d’ailleurs servi de modèle pour le personnage du professeur Tournesol et, sous le crayon de Jean-Yves Duhoo, il croise Hergé dans une rue bruxelloise.
Bertrand Piccard observe que la stratosphère avait fait entrer Auguste dans l’Histoire et qu’Hergé l’a fait entrer dans la légende. La génération de son père était horrifiée que le physicien ait inspiré Tournesol. Mais sa fille aînée, alors âgée de 6-7 ans, lui a dit un jour: «Tu sais, il ne faut pas être triste que ton grand-père soit mort. Tu peux le voir tous les jours dans Tintin»…
Zones hadales
Un, deux, trois Piccard ramène aux temps héroïques de l’aventure scientifique. Auguste fait construire la capsule de son ballon stratosphérique dans une fabrique de cuves à bière. Il colmate en haute altitude une fuite d’oxygène avec du ruban adhésif. Aucune assurance n’accepte de le couvrir. L’expédition se termine par un atterrissage brutal sur un glacier autrichien… Les savants craignent de se faire déposséder de leur invention, ils doivent affronter les sceptiques et les fonctionnaires. Jacques entre en conflit avec les militaires prêts à utiliser les fonds océaniques comme poubelles à déchets nucléaires…
Jean-Yves Duhoo retrace cette épopée transgénérationnelle à travers une ligne claire cursive et dynamique, sans craindre de ralentir le tempo avec des pauses didactiques, cartes géographiques ou fiches techniques. On découvre les plans du FNRS de 1931, du bathyscaphe FNRS 2 de 1946, du Trieste de 1953 et même du mésoscaphe de l’Exposition nationale de 1964, le premier sous-marin touristique, et encore Breitling Orbiter (1999) et Solar Impulse (2014-2016). Une page est dédiée à la fosse des Mariannes et à ses angoissantes «zones de minuit» et «zones hadales».
Soucieux de didactisme, le dessinateur n’omet aucun boulon dans les véhicules, mais il sait prendre de la distance métaphorique et métaphysique. Simple point dans le ciel, un aérostat se réduit à «un petit pois au milieu de l’immensité, et c’est effrayant». Une pleine page ténébreuse recèle un minuscule bathyscaphe descendant vers l’abysse. Une humble ligne courbe révèle la rotondité de la Terre que découvrent, émerveillés, les aérostiers de 1930…
«Monde intérieur»
Centrée sur Bertrand, la dernière partie du livre change de tonalité. Le grand-père et le père étaient dans le dur, l’acier. Piccard III a pour matériaux le mylar, le kevlar, la fibre de carbone. Passé par les sciences humaines, il a étudié la médecine, il est devenu psychiatre. Cette attirance pour le «monde intérieur, l’intuition, la conscience plutôt que sur la simple technologie» lui vient de sa mère, «passionnée de spiritualité orientale, de philosophie, de psychologie», et de son autre grand-père, qui était pasteur.
«Demande à maman, elle me comprend», lance le jeune Bertrand en conflit avec son père. «C’est extraordinaire, en une phrase, Jean-Yves a résumé des années de discussions familiales», se réjouit Bertrand Piccard. Par ailleurs, Michèle, sa femme, n’attend pas son héros de mari en cuisinant: «Elle m’accompagne, me précède parfois, m’encourage, me cadre, me remet en question… Elle a vraiment un rôle important! J’ai insisté pour qu’on la reconnaisse à sa valeur.»
A la dernière page d’Un, deux, trois Piccard, un ballon file au-dessus de la mer. Le passager dit: «Vous verrez, un jour le solaire remplacera le pétrole.» Apôtre d’un monde décarboné, Bertrand Piccard reste-t-il optimiste en des temps d’effondrement politique, moral et écologique? «Je suis optimiste quand je vois le nombre de solutions qui existent et pessimiste quand je vois la difficulté qu’il y a à implémenter toutes ces solutions. Il y a une inertie, un laxisme, une paresse et une peur du changement qui sont en complète contradiction avec les attentes de la population. C’est là que j’essaye d’œuvrer.»
«Un, deux, trois Piccard – Pionniers du ciel et des abysses», une bande dessinée de Jean-Yves Duhoo, Dargaud, 200 p.