Le libéralisme au service de l’humanité (I)

Les bienfaits d’un siècle, puis d’un demi-siècle, de libéralisation
Au XVIIIe siècle, en Grande-Bretagne, apparaît ce qu’on appellera de façon un peu restrictive la « révolution industrielle », mais qui, en réalité, n’est ni plus ni moins que l’éclosion du libéralisme. Jusqu’ici, l’humanité n’a pas réussi à sortir de la pauvreté, alternant – comme l’analyse très bien Thomas Malthus en 1798 – les phases d’expansion démographique conduisant à une raréfaction des ressources et les phases de disettes provoquant famines, maladies et baisse démographique. Rapidement, le nouveau paradigme libéral né outre- Manche se diffuse sur le continent européen et aux États-Unis, faisant du XIXe siècle, pour tous ces pays, un siècle de développement tout à la fois démographique et économique sans précédent dans l’histoire.
Malheureusement, un changement politique majeur se produit au cours du dernier quart du XIXe siècle : l’impérialisme se substitue au libéralisme. Là encore, l’initiative vient de Grande-Bretagne : en 1874, les élections au Parlement britannique sont une défaite pour le parti libéral, alors au pouvoir depuis sa création cinquante ans plus tôt, et permettent l’arrivée du conservateur Benjamin Disraeli, fervent partisan du renouveau de l’Empire britannique. Tous les pays, ou presque1, qui avaient suivi la Grande-Bretagne sur le chemin du libéralisme la suivent désormais sur celui de l’impérialisme ! En quelques décennies, ces nouveaux empires conquièrent la quasi-totalité des contrées qui, pour une raison ou pour une autre, ne s’étaient pas industrialisées. Inévitablement, une fois le globe entièrement conquis, les rivalités entre les différents empires s’exacerbent et aboutissent à un conflit généralisé2 : ce sera la Première Guerre mondiale dont le traité de paix, mal réglé, conduira à la Seconde Guerre mondiale.
Il faut attendre un long siècle plein de destructions et de malheurs pour voir renaître le libéralisme : une fois encore, le changement vient de Grande-Bretagne, en 1979, grâce à l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher, suivie, un an plus tard aux États-Unis, par l’élection de Ronald Reagan. Au même moment, sous l’impulsion de Deng Xiaoping, la Chine, le pays le plus peuplé au monde, effectue un virage économique à 180°. Puis, en 1989, le monde assiste, incrédule, à la chute du mur de Berlin. Enfin, en 1991, c’est au tour de l’Inde, deuxième pays le plus peuplé, d’abandonner son « économie socialiste ». Cette fois-ci, la totalité des pays participent à ce mouvement général vers le libéralisme. Les seules exceptions notables sont l’Iran où, en 1979, les mollahs imposent leur théocratie implacable et la France où, en 1981, est élu un président qui déclare vouloir « rompre avec le capitalisme ». Du fait de son caractère global, ce second libéralisme a des effets encore plus spectaculaires que le premier : le « taux mondial d’extrême pauvreté » chute de 50% à moins de 10%3, alors que dans le même temps la population mondiale double. C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que la pauvreté recule, non seulement en pourcentage, mais également en nombre. Ce sont plusieurs milliards de personnes qui désormais mangent à leur faim.
1. Le premier libéralisme (fin XVIIIe – fin XIXe siècles)
On sait que la plupart des intellectuels – et pas seulement français – n’aiment pas le libéralisme4. Ils détestent le mot (ils l’appellent « ultralibéralisme ») et la chose : laisser à chacun d’entre nous la liberté et la responsabilité de ses propres actions leur enlèverait une partie de leur magistère et de leur prestige. C’est la raison pour laquelle ils ont baptisé
« révolution industrielle » ce qui était « éclosion du libéralisme ». L’expression est pourtant doublement impropre : une « révolution » implique, certes, un changement mais avec un retour à la case départ ; or, ce qui s’est passé, au XVIIIe siècle, en Grande-Bretagne, est une mutation qui a fait définitivement sortir l’humanité d’une situation dans laquelle elle était rivée à la terre depuis ce qu’on a appelé (tout aussi à tort) la « révolution néolithique ». Quant à l’adjectif « industrielle », il n’est pas faux, mais très réducteur, voire trompeur ; en effet, cette mutation, qui a permis une création de richesses matérielles sans précédent dans l’histoire, n’est pas due à des causes matérielles : elle est due à un changement d’état d’esprit collectif, fondé sur la liberté individuelle.
Ce changement d’état d’esprit a évidemment été un processus global, « holistique » comme on dit aujourd’hui. Il peut cependant être mieux compris si on le décortique en trois mutations majeures – politique, agricole et industrielle –, le tout baignant dans le mouvement général des Lumières. Examinons-les dans l’ordre chronologique5.
La « Glorieuse Révolution » (1688-1689)
Ici, le mot « révolution », employé déjà par les contemporains, est à lire au sens propre : il s’agissait de retrouver les anciennes libertés qui avaient été perdues. En effet, les Anglais avaient toujours eu la « passion de la liberté ». Depuis qu’en 1215, les barons avaient arraché la « Grande Charte » au roi Plantagenêt, Jean sans Terre, la common law s’était progressivement constituée en un ensemble de jurisprudence qui tenait à la fois du code civil et du code pénal et auquel chaque génération apportait sa pierre. Aux yeux des Anglais, la common law était devenue une sorte de totem auquel la moindre atteinte relevait du sacrilège. Aussi, la tentative des Stuarts d’imposer une monarchie absolue de droit divin, à l’image de ce qui se pratiquait alors sur le continent et plus particulièrement en France, était vouée à l’échec. Dans un premier temps, elle aboutira à l’exécution du roi Charles 1er (1649) et dans un second temps au renversement définitif des Stuarts et à l’arrivée d’un nouveau roi, Guillaume d’Orange (1689), célébré comme le « restaurateur des libertés ».
Les Lumières
Le XVIIIe siècle est une période de grande effervescence intellectuelle sur l’ensemble du continent, et tout particulièrement en Angleterre et en Écosse. On l’appellera le « siècle des Lumières ». Il débute même un peu plus tôt, en 1687, lorsque Isaac Newton publie ses Principes mathématiques de philosophie naturelle qui libèrent les esprits du carcan intellectuel et religieux forgé au Moyen-Âge. Désormais tout peut être soumis à la critique de la raison. Deux ans plus tard, John Locke publie sa Lettre sur la tolérance (1689) qui fonde la liberté de conscience ; il y réaffirme aussi avec force la nécessité de la propriété privée, seule garante à ses yeux de la liberté individuelle.
Le philosophe Emmanuel Kant définira ce mouvement comme une libération : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere Aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières. »
Mutation agricole
En Angleterre, depuis la conquête normande, la propriété foncière était restée très concentrée : plus de la moitié des terres agricoles appartenaient à quelques grands propriétaires terriens qui constituaient la haute aristocratie. Le système traditionnel de culture était alors celui de l’open field qui consistait en un système d’assolement triennal, où l’une des trois soles était laissée en jachère pour permettre à la terre de se régénérer. Par ailleurs, les propriétaires fonciers, les landlords, accordaient sur leurs terres le droit de « vaine pâture », c’est-à-dire la possibilité pour tous – paysans sans terre, journaliers et même artisans qui avaient quelque bétail, de le laisser paître sur les soles en jachère pendant la période de culture, et sur l’ensemble des soles, après la récolte. Ce système traditionnel de l’open field faisait donc la part belle à l’utilisation collective des terres, au moins pour l’élevage.
Au début du XVIIIe siècle, une nouvelle technique agricole apparaît : elle consiste à utiliser les engrais d’origine animale pour la fumure des terres. Celle-ci permet non seulement d’accroître la productivité des terres cultivées, mais également de se passer des jachères (augmentant ainsi de moitié la surface des terres mises en culture) : la croissance de la production agricole est spectaculaire. Le problème est que cela conduit les landlords à révoquer le droit traditionnel de vaine pâture et, pour empêcher le bétail d’y pénétrer, à enclore leurs parcelles sur lesquelles alternent désormais la culture des céréales et celle du fourrage. Malgré une forte résistance des ruraux non-propriétaires qui, jusque-là, bénéficiaient de la vaine pâture, le nouveau système dit des enclosures est définitivement entériné par une loi de 1773 : du fait d’un système électoral qui est encore largement en leur faveur, les landlords disposent alors d’une influence prépondérante au Parlement.
Outre une croissance sensible de la production agricole, le système des enclosures a deux conséquences importantes pour le sujet qui nous occupe : d’une part, la suppression de la vaine pâture va provoquer un fort exode rural venant renforcer la main d’œuvre disponible en ville ; d’autre part, les bénéfices accumulés par les landlords vont grossir les capitaux disponibles, faisant chuter le taux d’intérêt à long terme de 10% à 3% par an. Or, on sait bien que main d’œuvre et capital sont les deux ingrédients nécessaires pour transformer en richesse sonnante et trébuchante la créativité et l’inventivité humaines. Encore fallait-il, comme nous allons le voir, que ces dernières apparaissent et se manifestent.
Naissance de l’industrie
Outre le fait que, comme nous l’avons vu, le terme de « révolution » implique en principe un retour à la case départ, le terme de « naissance » est plus approprié dans la mesure où l’industrie, au moins dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui, n’existait pas jusque-là. Tout au plus existait-il une proto-industrie qui, en Angleterre comme sur le continent, avait peu évolué depuis le Moyen-Âge : comme énergie, elle utilisait celle de l’homme lui-même, des animaux (bœufs ou chevaux) ou des moulins (à eau ou à vent) ; quant aux matériaux, le fer restait très rare et on avait recours essentiellement au bois.
L’Angleterre se distinguait cependant du continent dans deux domaines : le textile du fait de l’importance de ses troupeaux de moutons et les mines grâce à un sous-sol relativement riche. Mais dans ces deux domaines, les techniques restaient tout à fait rudimentaires : le textile était produit à domicile, par toute la famille qui ne disposait pour seuls outils que du rouet pour filer la laine et du métier à tisser traditionnel. Quant aux mines, la force des bras étaient pratiquement la seule énergie pour abattre le minerai ou pousser les wagonnets qui roulaient encore sur des rails en bois. Ce sera dans ces deux domaines, textile et mines, auxquels s’adjoindra rapidement la sidérurgie, qu’apparaîtront les premières inventions qui, minimes au départ, se féconderont les unes les autres, s’accéléreront spectaculairement dans le dernier quart du XVIIIe siècle et déborderont enfin dans les autres domaines.
La créativité et l’inventivité qui sont à l’origine de cette extraordinaire mutation de l’humanité que constitue la naissance de l’industrie sont le fait de personnes particulièrement modestes, telles Abraham Darby, un quaker fils d’agriculteur, qui en 1709 invente le coke pour pallier la pénurie de charbon de bois ; Thomas Newcomen, un mécanicien anglais qui en 1712 fabrique une « machine à foyer » destinée au pompage des eaux d’infiltration dans les mines, machine qui, à partir de 1763, sera améliorée de façon décisive par James Watt, un fils de charpentier ; John Kay qui avait travaillé chez un drapier et invente en 1735 la navette volante ; James Hargreaves, un modeste tisserand qui travaillait à domicile avec sa nombreuse famille et met au point, en 1764, la première machine à filer qu’il baptise spinning jenny ; Richard Arkwright, un barbier passionné de mécanique, qui fait breveter en 1769 une machine à filer hydraulique, la water frame ; Edmund Cartwright, un pasteur, qui invente en 1774 le premier métier à tisser mécanique ou encore Samuel Crompton, simple ouvrier dans une filature, qui en 1779 réussit à combiner (d’où son nom de mule) les avantages de la spinning jenny et de la water frame, créant ainsi la mule jenny. En ne voyant chez les Anglais qu’une « nation de boutiquiers », Napoléon n’avait, lui non plus, manifestement rien compris à ce qui était en train de se passer outre-Manche !
Tous ces inventeurs, et bien d’autres, s’étaient lancés dans l’aventure car ils étaient stimulés par le climat général de liberté qui régnait en Grande-Bretagne depuis la Glorieuse Révolution. Ils profitaient également des structures juridiques mises en place pour protéger la propriété individuelle, et notamment la propriété intellectuelle par le biais des brevets.
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Le libéralisme, en effet, loin d’être, comme le clament ses détracteurs, le règne de l’anarchie, la loi du plus fort ou celle de la jungle ou encore la « liberté du renard dans le poulailler » (!), nécessite au contraire pour s’épanouir un cadre juridique strict. Celui-ci repose sur trois volets qui doivent garantir :
- le respect de la personne humaine (ainsi, ce sont les libéraux anglais qui sont à l’origine de la suppression de l’esclavage, et non les socialistes français comme ils le disent encore !);
- le respect de la propriété privée (qui seule peut garantir la liberté et la responsabilité individuelles);
- et le respect des contrats (qui est à la base de la confiance entre les personnes).
D’emblée, les progrès sont impressionnants. On peut les mesurer par nombre d’indicateurs. Ne citons ici que l’espérance de vie : alors que, depuis l’apparition de l’homme sur terre, celle-ci restait désespérément bloquée aux alentours des 25 ans, en Angleterre, elle s’élève à 30 ans dès 1800 et passera à 41 ans en 1850.
Bien sûr, lorsqu’on se réfère à cette période – l’industrialisation de l’Angleterre -, on pense plutôt au sordide étalage de pauvreté décrit à profusion, notamment dans les romans de Dickens. En réalité, nous sommes là victimes d’une double illusion d’optique : d’une part, ces pauvres qu’on nous montre pulluler en ville vivent, malgré tout, dans de meilleures conditions que les pauvres d’avant l’industrialisation, ceux qu’on ne voyait pas car ils étaient dispersés dans les campagnes et aucun romancier n’en parlait ; d’autre part, et surtout, conséquence directe de l’augmentation de l’espérance de vie, ces pauvres sont vivants ! Et, au fur et à mesure du développement économique, ils sortiront progressivement de la pauvreté.
Cependant, en ce début de XIXe siècle en Grande-Bretagne, pour parachever la mise en place du libéralisme, il reste encore un monument à démanteler : les Corn laws. Ce sont un ensemble législatif qui avait été progressivement élaboré pour protéger les producteurs de céréales des importations étrangères à moindre coût. Les Corn Laws permettent alors de maintenir le prix de vente du blé sur le marché intérieur à un niveau artificiellement élevé, cela au détriment des consommateurs, et notamment des ouvriers pour lesquels le pain représente un poste important des dépenses de nourriture. Les propriétaires fonciers, non seulement bien sûr les lords qui possèdent plusieurs dizaines de milliers d’hectares chacun, mais même la gentry dont les propriétés sont plus modestes, peuvent ainsi, sans travailler, continuer à vivre de leurs terres qu’ils louent fort cher à leurs fermiers. L’influence prépondérante qu’ils ont encore au Parlement du fait d’un système électoral qui leur est particulièrement favorable est la garantie de la pérennité des Corn Laws.
En 1832, l’aristocratie au pouvoir, pressée par les nouvelles classes sociales nées de l’industrialisation et inquiète de l’agitation révolutionnaire qu’elle observe sur le continent, particulièrement en France, finit par concéder une première réforme électorale dans un sens plus démocratique. Dès lors, l’abrogation des Corn Laws s’installe dans le débat politique.
En 1838, Richard Cobden, un jeune industriel de Manchester, crée l’Anti-Corn Laws League. Frédéric Bastiat, pionnier du libéralisme français, évoque cette création avec enthousiasme (il écrit en juin 1845, avant même l’abrogation des Corn Laws qui n’aura lieu que l’année suivante) : « Sept hommes se réunirent à Manchester au mois d’octobre 1838 et, avec cette virile détermination qui caractérise la race anglo-saxonne, ils résolurent de renverser tous les monopoles par les voies légales et d’accomplir, sans troubles, sans effusion de sang, par la seule puissance de l’opinion, une révolution aussi profonde, plus profonde peut- être que celle qu’ont opérée nos pères en 1789. Les adversaires qu’il s’agissait de combattre avaient pour eux la richesse, l’influence, la législature, l’Église, l’État, le trésor public, les terres, les places, les monopoles, et ils étaient entourés d’un respect et d’une vénération traditionnels. »6 Pendant près de huit ans, sans désemparer, la Ligue anime une campagne de propagande qui va soulever l’ensemble du pays. Grâce à des souscriptions publiques de plus en plus fructueuses, elle édite un bulletin hebdomadaire The League tiré à vingt mille exemplaires et organise des réunions chargées d’émotion collective dans lesquelles communient des milliers participants. Dans la seule année 1843, elle fait distribuer neuf millions de brochures par huit cents bénévoles. Par ailleurs, elle suscite la création de journaux en faveur de sa cause, notamment The Economist, créé en 1843 et qui existe toujours.
Les Corn Laws sont abrogées le 25 juin 1846. La ligue a mis huit ans pour atteindre son objectif, mais sa campagne pacifique a transformé les mentalités en profondeur. Désormais, les Britanniques ont pris conscience de la nocivité définitive du protectionnisme. L’instauration de droits de douane n’est qu’un avantage arbitraire donné par l’État à une certaine catégorie de sa population au détriment, non seulement des autres catégories, mais également de l’économie nationale dans son ensemble. Les Britanniques ont aussi compris que le libre-échange restait avantageux même lorsque les autres pays ne le pratiquaient pas. Richard Cobden le disait clairement : « Nous avouons notre indifférence totale au fait que les autres pays deviennent ou non libre-échangistes ; nous devons abolir la protection pour nous- mêmes, et laisser les autres pays choisir la voie qu’ils préfèrent. »7 Si un autre pays souhaite restreindre ses importations en instaurant des droits de douane dans tel ou tel domaine, libre à lui : ses consommateurs en pâtiront ; l’économie mondiale également par contre-coup, mais ce ne serait pas une raison pour prendre des mesures dites de « rétorsion » dont l’économie mondiale pâtirait encore plus. De la même façon, si un pays souhaite subventionner certaines de ses exportations en pratiquant un « dumping », libre à lui encore : ce pays subventionnerait ainsi les consommateurs étrangers ! Certes, les producteurs étrangers correspondants risqueraient d’en être gênés, mais ils pourraient toujours se reconvertir dans d’autres productions plus profitables pour eux. Pour que, aujourd’hui encore, certains refusent de voir l’avantage définitif du libre-échange sur le protectionnisme, il faut qu’ils soient aveuglés par un sérieux biais idéologique.
Une période de libéralisation qui a duré plus d’un siècle
Comme ils l’avaient fait pour le processus d’industrialisation, les autres pays européens vont suivre la Grande-Bretagne dans ce processus de suppression des barrières douanières. La France, la première, signe le 23 janvier 1860 avec la Grande-Bretagne un traité de libre- échange, dans lequel, en plus de la suppression des droits de douane (essentiellement côté français, car côté anglais ils avaient déjà été largement supprimés), apparaît une notion nouvelle : à savoir, la clause de « la nation la plus favorisée », clause par laquelle toute concession qui serait accordée ultérieurement à une tierce nation se répercuterait automatiquement à la première. Le traité franco-anglais est rapidement suivi d’une cinquantaine d’accords bilatéraux entre les différents pays européens, accords qui eux aussi contiennent la clause de la nation la plus favorisée, si bien que l’Europe devient une vaste zone de libre-échange particulièrement propice à la croissance économique. En un demi-siècle (1825-1875), grâce à l’industrialisation puis au libre-échange, les Européens – notamment en Grande-Bretagne bien sûr mais aussi en France, Allemagne, Autriche, Belgique, Hollande et Suisse – voient leur revenu progresser de façon spectaculaire, à une vitesse et à un niveau jamais vus dans le passé.
Malheureusement, cette nouvelle richesse, au lieu d’être consacrée exclusivement, comme elle aurait dû, à l’amélioration du sort de ceux qui l’ont créée – c’est-à-dire des citoyens européens eux-mêmes (et laissant les autres pays se développer à leur rythme) -, va être partiellement captée par leur État respectif et, par le biais de l’impérialisme, servir à conquérir le reste de la planète. Le premier empire à se lancer dans la course est l’Empire britannique (avec la nomination de Benjamin Disraeli comme premier ministre, en 1874) qui finira par en dominer le quart ; à partir de 1881, avec la conquête de la Tunisie, l’Empire français l’imite et en dominera le huitième. Les autres empires européens suivront. Le libre-échange ne faisant pas bon ménage avec l’impérialisme, les différents pays (à l’exception notable de la Grande- Bretagne) vont chercher à rétablir le protectionnisme et les droits de douane : deux premiers accrocs relativement limités surviennent, l’un en Autriche en 1876 et l’autre en Allemagne en 1879, mais le coup fatal à la zone de libre-échange européenne qui avait été constituée trente ans plus tôt est donné par la France, en 1892, avec la loi Méline.
Ainsi s’achève cette première période de libéralisme qui avait quand même duré plus d’un siècle et avait permis à l’humanité de trouver enfin la voie pour sortir de la pauvreté, pauvreté à laquelle elle était assujettie depuis sa naissance. Malheureusement, avant que l’ensemble de l’humanité ne puisse en profiter, cette voie du libéralisme est abandonnée par les Européens eux-mêmes au profit d’un impérialisme qui va mettre leur continent à feu et à sang. Ils mettront longtemps à retrouver leur prospérité.