la bataille du financement est lancée

En terme militaire, cela s’appelle une offensive bien coordonnée. À peine Emmanuel Macron avait-il, mercredi 5 mars, annoncé des « investissements supplémentaires en matière de défense », estimant que « notre génération ne touchera plus les dividendes de la paix » et que « nous ne pouvons pas avoir les mêmes débats que naguère », que ses relais dans l’opinion et alliés politiques partaient à l’attaque. La cible : le « conclave » où, à la demande de son premier ministre François Bayrou, les partenaires sociaux tentent d’améliorer la réforme des retraites de 2023.
« L’entrée progressive dans une économie de guerre rendra secondaires sinon dérisoires les débats actuels sur l’âge d’ouverture des droits à la retraite à 64 ans », écrivait ainsi, le même soir dans la revue numérique Telos, le président du Conseil d’orientation des retraites, Gilbert Cette, proche d’Emmanuel Macron, aussitôt suivi par bon nombre d’économistes libéraux.
Au « conclave », de « nouvelles règles » de discussion ?
Le week-end dernier, c’était au tour de l’ancien premier ministre Édouard Philippe qui, en marge du congrès de son parti Horizons, estimait le conclave « complètement hors sol ». « Compte tenu des menaces, on ferait bien de réunir les forces sociales et politiques, non pas pour leur demander s’il faut revenir sur une réforme déjà votée, mais pour se demander comment s’adapter à un effort à venir considérable, presque existentiel », insistait-il dans le Figaro, poussant François Bayrou à rejeter très fermement l’idée d’un abaissement de l’âge de départ à la retraite.
De quoi fâcher les partenaires sociaux, à qui le premier ministre avait pourtant promis de discuter « sans totem ni tabou », y compris sur l’âge de départ. « Cette instrumentalisation est caricaturale : on ne peut pas appeler à l’union nationale en sacrifiant les droits sociaux », s’indigne le secrétaire confédéral de la CGT chargé des retraites, Denis Gravouil, dont l’organisation s’interrogeait mercredi fortement sur l’opportunité de quitter la table des négociations. « Le cadre n’est déjà pas parfait, mais certains semblent absolument vouloir qu’on n’y arrive pas », regrette-t-il
« La liberté et la sécurité du pays ne peuvent se faire qu’avec un haut niveau de protection sociale », renchérit Yvan Ricordeau, numéro deux de la CFDT. Cette dernière, sans vouloir rompre le dialogue exigera, lors de la prochaine réunion jeudi, de « nouvelles règles » de discussion. « Qu’on nous laisse bosser », résume un participant.
Les dépenses sociales dans le viseur
Le problème est que, pour passer d’un budget des armées de 50,5 milliards d’euros (hors pensions) en 2025 à près de 70 milliards en 2030 comme le prévoit la loi de programmation militaire, il faut des marges de manœuvre budgétaires que le budget de l’État n’a pas. Ce jeudi à Bercy, le ministre de l’économie, Éric Lombard, et son collègue des armées, Sébastien Lecornu, réunissent donc les financeurs des industries de défense pour trouver les milliards nécessaires pour acquérir les trois frégates et la trentaine de Rafale supplémentaires, et se mettre à niveau sur les drones et la guerre électronique…
Car, pour fournir ces besoins, l’industrie française doit augmenter sa capacité de production mais fait face au manque de trésorerie. Des fonds privés seront nécessaires et le gouvernement souhaiterait orienter vers la défense une partie de l’épargne record des ménages (18,4 % fin 2024). Si l’idée d’un livret semble abandonnée, un fléchage – « sur la base du volontariat », insiste Bercy – de l’assurance-vie ou de l’épargne est envisagé.
« Augmenter les fonds propres des entreprises de défense, souvent des PME, leur permettra d’investir pour augmenter les cadences », explique-t-on au ministère des armées. « Reste que, à la fin, c’est l’État qui achètera ces armements, et cela ne peut pas passer par un accroissement de la dette », souligne un acteur majeur de la place financière parisienne, qui s’inquiète d’une dette publique qui dépassera les 115 % du PIB en 2025.
Les dépenses de solidarité augmentent, celles de l’État se stabilisent
Des économies budgétaires sont donc nécessaires. Et les dépenses sociales, près de 890 milliards d’euros par an, dont 360 milliards pour les retraites, sont dans le viseur, tout comme les dépenses locales. Les deux ont augmenté de 2,2 % par an en volume depuis 2023, quand celles de l’État baissaient de 0,4 %, selon la Banque de France.
« Depuis le début des années 2000, les dépenses de solidarité ont augmenté de sept points de PIB », reconnaissait, le 12 mars dernier devant l’Inspection générale des finances, l’ancienne rapporteure générale du budget, la socialiste Valérie Rabault, tout en s’interrogeant sur l’efficacité des 90 milliards d’aide publique aux entreprises.
« Ces trente dernières années, on a voulu plus de loisirs et partir plus tôt à la retraite, lui répondait l’ancien ministre de l’économie Thierry Breton. Cela a posé un problème de compétitivité qu’il a fallu compenser par des aides aux entreprises. Tout cela est de la mauvaise dépense, plus tenable : nous ne pouvons plus être le seul pays de la zone euro avec un déficit au-delà de 6 % ! »
Faudra-t-il, dès lors, choisir entre « les canons et pensions » ? « Le financement de l’effort de guerre est à chercher ailleurs que dans les retraites », tonne la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), rappelant que les pensions sont un « salaire différé » qui ne peut « en aucun cas financer d’autres dépenses ».
Compter sur les commandes européennes
Pour beaucoup, le débat n’a pas lieu d’être. « Les économies sur les dépenses sociales étaient nécessaires même sans effort de défense, relève un haut fonctionnaire. Et, s’il y a un espace pour améliorer la réforme des retraites, augmenter le déficit du système ne va pas faciliter les choses. » « On prend le problème à l’envers, au lieu de réfléchir à une industrie de défense forte, à forte valeur ajoutée, qui crée de l’emploi, génère des cotisations sociales et des rentrées fiscales », regrette Christelle Thieffine, secrétaire nationale à la protection sociale de la CFE-CGC, le syndicat de l’encadrement.
Le gouvernement ne table d’ailleurs pas seulement sur la commande publique et espère beaucoup que les inquiétudes sur la fiabilité de l’« allié » américain permettent un redéploiement des commandes de nos partenaires européens. « En 2024, il y a eu 17,4 milliards de commandes de l’État et 18 milliards d’exportations », explique le ministère des armées qui rappelle la commande à MBDA de missiles Mistral 3 par neuf pays européens : « Un bon exemple de visibilité donnée aux industriels qui peut se répercuter sur l’ensemble de la chaîne de valeur. »
« Mais il ne faut pas trop surestimer l’effet keynésien des dépenses militaires : si elles ont un effet sur les salaires ou la recherche, elles n’améliorent pas sensiblement l’appareil productif », tempère un spécialiste de l’économie française pour qui la bataille principale demeure « celle de la compétitivité ».