Anne Schwaller, directrice du Théâtre des Osses à Fribourg: «Molière et Shakespeare mettent des mots sur ce qui nous arrive»
Il vaudra la peine ainsi de suivre Sylviane Tille et Robert Sandoz traquant les méchants de Shakespeare dans La Nuit des vilains, du 27 février au 22 mars 2026. Mais aussi François Gremaud, cet esprit formidablement joueur, qui proposera, à travers Aller sans savoir où, un journal de bord d’une création, hanté aussi bien par Esope que Nietzsche et… Snoopy – oui, le classique est un concept assez lâche. A contre-courant, la jeune autrice et metteuse en scène Anouk Werro éclairera, en ouverture de saison, les plaies de deux femmes aux antipodes dans Intolérance et Paralysie. Diplômée de La Manufacture après une formation à Londres, cette insatiable élargit sa palette depuis deux saisons aux Osses. Anne Schwaller est heureuse de ce mélange-là.
Le Temps: D’où vient cette obsession des classiques?
Anne Schwaller: Ils sont à la source de mon désir de faire du théâtre. Adolescente, je ne les lisais pas, je les dévorais: Musset, Edmond Rostand, Tchekhov, Dostoïevski. J’avais le sentiment que ces écrivains mettaient des mots sur ce qui m’arrivait. Ils avaient vécu de grandes douleurs qu’il me semblait rencontrer à mon tour. Et ils étaient là, avec leurs fictions et leurs personnages dont j’étais tout d’un coup si proche.
Qui vous a transmis ce goût?
Ma mère. C’est une lectrice insatiable. Je piochais dans sa bibliothèque et le théâtre est venu comme ça, avec On ne badine pas avec l’amour de Musset. J’y ai plongé à 15 ans, je vivais chaque pièce. Le théâtre me semblait préférable au roman parce qu’il me laissait libre de mes images.
Pourquoi monter «Le Misanthrope»?
C’est la plus belle pièce de Molière à mes yeux. Il n’y a pas d’action, mais une plongée dans l’intériorité de deux personnages aussi complexes que beaux, Alceste et Célimène.
Qu’est-ce qui vous touche tant chez eux?
Alceste est un être totalement intègre, c’est-à-dire infantile et excessif. Il peut se contredire d’une réplique à l’autre, mais il fait corps avec sa parole. Il est comme le glaive: de loin, il miroite, de près, il tranche. Il est aussi incandescent que peut l’être la vérité, ce qui le rend d’ailleurs invivable.
Et Célimène?
Elle n’est pas cette coquette qu’on présente parfois. Elle est libre avant tout, sa souveraineté dût-elle consister à ne pas faire de choix.
Cofondatrice avec Gisèle Sallin du Théâtre des Osses, la comédienne Véronique Mermoud accompagnera les répétitions, afin de familiariser les interprètes avec l’alexandrin. Qu’attendez-vous d’elle?
Elle et Gisèle ont été déterminantes dans ma formation. Elle est pour moi l’actrice qui parle le mieux l’alexandrin, ce vers de 12 pieds qui a ses règles. Toute la distribution et moi avons déjà travaillé une semaine avec elle, crayon en main. On a souligné toutes les difficultés, rappelé qu’il fallait dire le e muet, respecter les liaisons. Se conformer à ces usages, c’est se donner la possibilité d’être libre.
Votre saison s’interroge sur le pouvoir des classiques. Qu’avez-vous demandé à Sylviane Tille?
Je lui ai proposé de travailler sur Shakespeare, avec sa compagnie de l’Efrangeté qui fait un travail remarquable à Fribourg. Elle et Robert Sandoz ont eu l’idée d’un spectacle où s’illustreraient les méchants de Shakespeare, Iago, Richard III, Lady Macbeth… Leur Nuit des vilains est un jeu sur la part d’ombre que chacun d’entre nous porte.
François Gremaud a conçu une version jubilatoire pour un seul comédien de «Phèdre», avant de récidiver avec «Giselle» et «Carmen». Qu’est-ce que son univers représente pour vous?
Son travail, dit-il, consiste à offrir de la joie. Comment ne pas adhérer?
Quel est le livre que vous offrez aux êtres que vous aimez?
Dernièrement, j’ai offert Titus n’aimait pas Bérénice de Nathalie Azoulai [Editions POL]. C’est l’histoire d’une femme qui retrouve sur son lit de mourant l’homme qu’elle a toujours aimé, mais qui, marié, n’a pas fait le choix de la suivre. Pour traverser cette épreuve, elle se plonge dans Racine, en extrait des vers qui l’éclairent et la consolent. C’est un magnifique livre qui dit comment des mots forgés il y a très longtemps nous aident à affronter les deuils et les chagrins de la vie.