« Enseigner la religion, ce n’est pas endoctriner les esprits »

Comme si l’éducation nationale n’avait d’autres urgences à affronter (à commencer par la perte de crédibilité d’un baccalauréat décerné à des jeunes qui, pour beaucoup, ne maîtrisent pas la langue française), voici qu’un grand collège privé parisien est épinglé pour ses « cours de culture chrétienne » obligatoires. Enseigner la religion, n’est-ce pas endoctriner les esprits ?
Certes, une clarification s’impose entre deux manières de traiter la question religieuse. D’un côté, la catéchèse, qui suppose une communauté de foi entre l’intervenant et les élèves, et propose à ces derniers d’approfondir cette foi, non seulement du point de vue de la connaissance, mais aussi par des activités spirituelles (temps de prière, retraites, sacrements, etc.). Ici, le caractère obligatoire pose problème, puisque l’établissement sous contrat d’association avec l’État s’engage à accueillir tous les élèves. Pour le moins, de telles activités supposent l’accord préalable des parents.
La leçon de Simone Weil
D’un autre côté, la culture religieuse se présente comme un enseignement des religions, en tant qu’elles participent à l’élaboration des cultures et des civilisations. Dans ce cadre, la philosophe Simone Weil reconnaissait dans L’Enracinement (1949) que le christianisme occupe dans la culture occidentale une place majeure et qu’« il est absurde au plus haut point qu’un bachelier français ait pris connaissance de poèmes du Moyen Âge, de Polyeucte, d’Athalie, de Phèdre, de Pascal, de Lamartine, de doctrines philosophiques imprégnées de christianisme comme celles de Descartes et de Kant, (…) et qu’il n’ait jamais ouvert la Bible. »
A fortiori, dans un établissement catholique, on peut comprendre que le cours de culture religieuse, plutôt que de s’apparenter à une sociologie tout extérieure des grandes traditions spirituelles, privilégie une approche chrétienne de la culture religieuse. Encore faut-il que celle-ci satisfasse aux exigences de tout enseignement, en conjuguant empathie et distance critique. Ainsi le « cours de culture chrétienne » – si on tient à l’appeler ainsi – ne devra jamais tourner à l’occultation ou au dénigrement des autres religions ou de l’athéisme, mais au contraire les aborder comme des positions respectables et incontournables d’un point de vue chrétien. N’est-ce pas en assumant de manière argumentée une position particulière, dans un dialogue exigeant entre la foi et la raison, que l’on peut entrer dans un débat consistant avec autrui ?
Le souvenir du rapport Debray
On devine que la réflexion interne aux établissements catholiques renvoie l’enseignement public à son incapacité structurelle à affronter « le fait religieux » dans les enseignements. Commandé par le ministre Jack Lang, le Rapport Debray (2002) dressait un bilan lucide de l’analphabétisme religieux des élèves, lequel est devenu, vingt ans plus tard, celui des ministres, des journalistes et, hélas, des professeurs eux-mêmes. Les rares occurrences des questions religieuses dans les programmes d’histoire restent, en droit, très insuffisantes, et en fait largement contournées par les professeurs, soit par manque de formation, soit par peur de froisser certains élèves.
Ainsi, la « laïcité d’intelligence » promue par Régis Debray n’a pas résisté au rouleau compresseur de la « laïcité d’incompétence ». Combien d’élèves connaissent-ils le sens des fêtes de Pâques ou de Pentecôte ? Combien peuvent reconnaître une scène biblique dans un musée ou se repérer dans une église ? Combien ont une idée des rapports complexes entre Église et monarchie, des enjeux des débats sur la liberté et la grâce ?
Dans ce contexte, on attendrait un peu plus d’humilité dans les critiques des établissements catholiques, quand ceux-ci ont au moins le mérite d’essayer de répondre à cette mutilation des savoirs. Le silence en matière religieuse n’est pas la neutralité, encore moins le respect de la liberté de conscience : car c’est la connaissance qui libère et non l’ignorance, d’autant plus quand le climat fréquemment anticlérical des salles des professeurs justifie des caricatures ou des contresens patents dans la présentation du christianisme.
La laïcité ne saurait consister en la mise entre parenthèses des questions religieuses à l’école : un tel mutisme ne conduit qu’au creusement de l’inculture générale des élèves, tout en favorisant les préjugés entre communautés croyantes (ou non). C’est au contraire par une présentation raisonnée, à la fois distanciée et respectueuse, des diverses positions spirituelles, que les élèves apprendront à se connaître et à s’estimer mutuellement. C’est enfin ainsi que la question du sens pourra irriguer la culture scolaire, sans tabou ni exclusive. Car refuser la question du sens, c’est inscrire le non-sens au cœur de la transmission. La véritable liberté de conscience est à ce prix.