« Demander aux Américains de rendre la statue de la Liberté suit la rhétorique trumpienne »

La statue de la Liberté, construite à Paris, était arrivée à New York le 17 juin 1885 pour célébrer l’indépendance américaine et l’amitié entre deux républiques. La France offrait aux États-Unis et à New York ce monument du sculpteur Auguste Bartholdi. La Liberté debout brandit son flambeau pour éclairer le monde. L’œuvre avait été construite dans Paris, puis démontée et installée à l’entrée du port. Elle est aussi iconique à New York que la tour Eiffel à Paris.
Cela dit, un anniversaire de 140 ans n’est pas spécialement spectaculaire, et c’est la présence de Donald Trump et de son administration qui attise les passions. Ainsi, saisissant la carcasse de la statue à bras-le-corps, le député européen Glucksmann s’en sert pour interpeller le président Trump et pour appeler au « sursaut » le peuple américain. Le 16 mars, Raphaël Glucksmann lance un « appel » à la restitution de la statue.
« Rendez-nous la statue » ! Mais encore ? Et à qui ? À la France, au peuple français, au gouvernement français. Avant tout, rendez-la contre les « tyrans » américains et l’Europe va « reprendre le flambeau ». Touché mais pas coulé ? Le lendemain, la porte-parole de la Maison-Blanche fait une allusion méprisante à l’initiative d’un « politicien français inconnu » et lui signifie que c’est grâce aux États-Unis des années 1940 qu’il « ne parle pas allemand » aujourd’hui.
Affaire de bon goût
Un moment de célébrité, et pour quel avantage ? Est-ce que la querelle dépasse les personnes d’un président et d’un député ? Il semble qu’elle signale quelque chose sur l’état présent de la communication politique internationale. À travers l’appel et la réponse, deux mondes se disputent d’une rive à l’autre, séparés par un océan d’idéologies contradictoires. La démarche est « symbolique », de l’aveu même de son initiateur. On ne va pas racheter la statue à son propriétaire institutionnel, ni l’arracher par la force des armes.
Le premier sentiment de perplexité que suscite un tel appel renvoie aux usages transculturels et historiques qui consistent à ne jamais reprendre un cadeau, qu’il soit fait par soi-même, ses prédécesseurs ou ses ancêtres. Affaire de bon goût, dira-t-on. Or à quoi bon le bon goût ? Une célèbre sociologie nous explique que le bon goût est une douteuse construction sociale dominatrice. Se pourrait-il que cette pseudoscientifique conviction soit entrée définitivement dans les mœurs politiques de l’Occident ?
L’un des agents les plus actifs de cet effacement du bon goût est Trump. Est-il le seul ? Les provocations saugrenues sont chères à l’actuel président des États-Unis. Peu contesteront que l’usage spontané (ou réfléchi) du mauvais goût est une des contributions de Trump à l’évolution de la rhétorique politique. Est-ce une raison pour l’imiter ? L’effet de miroir semble avoir échappé à l’auteur de l’appel. Sa sortie médiatique est de style trumpien. Les opinions divergent, les procédés convergent. Trump et Glucksmann vivent dans le même monde à la même époque.
Célébrité éphémère
Il existe à Paris sur l’île aux Cygnes, à la hauteur du pont de Grenelle, une réplique de 9 mètres de la statue new-yorkaise. Elle fut offerte par le Comité des Américains de Paris lors du centenaire de la Révolution française en juillet 1889. On aurait pu y organiser une manifestation, entourer le monument de messages tout en le respectant, le voiler peut-être d’un drap qu’aurait laissé ou retiré quelque autorité nationale ou municipale. C’était faire plus classique et n’aurait probablement pas attiré de commentaire à la Maison-Blanche.
S’agit-il vraiment de politique, au fond ? On peut en douter. La politique suppose discernement, diagnostic, but, intention, délibération, action, résultat. C’est dire puis faire, ou alors faire sans avertissement en s’expliquant après coup. L’intelligence des situations, chose si nécessaire en politique, ne se retrouve pas dans cet exemple. Le pesant coup de flambeau médiatique n’éclaire guère le monde. « Paroles, paroles », disait une certaine chanson. « Postures, postures » susurre cette mise en scène. Exemple parmi tant d’autres, ici saynète pour une célébrité éphémère dans quelques bulles d’information. Tout aussi typiques de l’époque, d’autres postures masquant l’absence d’une politique digne de ce nom, sont beaucoup plus lourdes de conséquences.