un collectif de psychiatres alerte

En tant que professionnels de la psychiatrie, réunis au sein du Conseil national professionnel de psychiatrie (CNPP), engagés depuis des décennies dans l’accompagnement de la souffrance psychique et le traitement des troubles mentaux, nous nous devons de prendre la parole publiquement, pour alerter sur les implications psychiatriques de cette proposition de loi.
En effet, le texte prévoit qu’une personne puisse demander une aide à mourir si elle présente « une souffrance physique ou psychologique liée à une affection grave et incurable, qui engage le pronostic vital ou est en phase avancée ou terminale », lorsque cette souffrance est soit réfractaire aux traitements, soit jugée insupportable par la personne elle-même, notamment en cas de refus ou d’arrêt de traitement. Ainsi, les troubles psychiatriques ne sont pas explicitement exclus du champ d’application de la loi.
Cette absence d’exclusion explicite serait justifiée par le principe de non-discrimination des personnes souffrant de troubles mentaux. Cependant, nombre de patients atteints de pathologies psychiatriques graves et persistantes (dépression sévère, schizophrénie, troubles de la personnalité…), parfois soignés sans leur consentement, pourraient revendiquer remplir les critères fixés par le texte : souffrance psychologique jugée insupportable, affection grave et incurable, mise en jeu du pronostic vital du fait d’un risque suicidaire ou des comorbidités somatiques. Or, l’évolution des troubles mentaux est parfois imprévisible, les moyens sont nombreux pour soigner les personnes qui en souffrent et les accompagner vers un rétablissement.
Une intention suicidaire cachée
C’est pourquoi nous appelons à la plus grande vigilance. Une demande d’aide à mourir, même rationalisée par une douleur physique ou psychique, n’est-elle pas, dans certains cas, une autre façon d’exprimer une intention suicidaire ? Et si tel est le cas, l’accès à l’aide à mourir pourrait alors devenir une réponse prématurée, inadaptée et irréversible à une détresse curable et réversible, court-circuitant les dispositifs de soin.
Les dispositifs destinés à améliorer la santé mentale et à soigner les personnes malades ont, parmi leurs missions essentielles, de prévenir le suicide et de prendre en charge les personnes ayant commis un geste suicidaire. Une telle loi pourrait brouiller les repères pour les professionnels et les proches, rendant plus difficile leur intervention en cas de crise suicidaire.
Concernant l’évaluation du discernement et de l’opportunité de proposer des soins, nous savons aussi combien apprécier la capacité d’une personne à exprimer une volonté libre et éclairée est un acte complexe, particulièrement en présence de troubles psychiatriques. En outre, les soins psychologiques ou psychiatriques sont, dans de très nombreux cas, de nature à infléchir une demande de mort exprimée. Ces aspects ne peuvent être laissés à l’appréciation subjective des seules équipes en charge, sans procédure claire et la garantie d’une évaluation indépendante du discernement, d’une part, de l’opportunité de proposer des soins, d’autre part.
Pour un cadre éthique et protecteur
Enfin, l’absence d’articulation explicite entre ce texte et la politique nationale de prévention du suicide constitue une incohérence majeure, à l’heure où près de 9 000 personnes se donnent la mort chaque année en France. Dans ce contexte, plusieurs précautions nous paraissent indispensables.
Tout d’abord, l’instauration d’une évaluation psychiatrique indépendante, chaque fois que jugée nécessaire par les équipes soignantes ou les proches lors d’une demande d’aide à mourir, afin d’apprécier la capacité de discernement, de repérer les éventuels troubles psychiatriques caractérisés et dans tous les cas d’être en mesure de proposer des soins susceptibles d’infléchir la demande de mort.
Ensuite, la garantie d’un délai minimal de réflexion, permettant d’évaluer la stabilité et la cohérence de la demande dans le temps, et de s’assurer qu’elle ne relève pas d’une réaction aiguë ou transitoire. Enfin, un rappel clair des principes et des objectifs de la prévention du suicide, afin que cette proposition de loi ne fragilise pas les efforts de santé publique menés depuis des années et qui portent déjà leurs fruits.
Nous avons pleinement conscience de la complexité de ce débat. Mais le respect de l’autonomie doit se construire dans un cadre rigoureux, éthique et protecteur. Ce cadre doit garantir à toutes les personnes, y compris celles atteintes de troubles mentaux, un accès équitable aux soins, sans stigmatisation ni abandon.
Signataires :
Emmanuelle Corruble, psychiatre, Présidente du Conseil National Professionnel de Psychiatrie (CNPP), Collège national pour la Qualité des Soins en Psychiatrie (CNQSP)
David Soffer, psychiatre, Vice-président du CNPP, Syndicat des Psychiatres Français (SPF)
Patrice Charbit, psychiatre, Trésorier du CNPP, Fédération française de Psychiatrie (FFP)
Vincent Camus, psychiatre, Secrétaire général du CNPP, Collège National des Universitaires de Psychiatrie (CNUP)
Maurice Bensoussan, psychiatre, membre du CNPP, Collège national pour la Qualité des Soins en Psychiatrie (CNQSP)
Jean-Jacques Bonamour, psychiatre, membre du CNPP, Fédération française de Psychiatrie (FFP)
Jean Chambry, psychiatre, membre du CNPP, Fédération française de Psychiatrie (FFP)
Marie-José Cortes, psychiatre, membre du CNPP, Syndicat des Psychiatres des Hôpitaux (SPH)
Sabine Debully, psychiatre, membre du CNPP, Collège national pour la Qualité des Soins en Psychiatrie (CNQSP)
Claude Gernez, psychiatre, membre du CNPP, Fédération française de Psychiatrie (FFP)
Delphine Glachant, psychiatre, membre du CNPP, Union Syndicale de la Psychiatrie (USP)
Bernard Granger, psychiatre, membre du CNPP, Syndicat Universitaire de Psychiatrie (SUP)
Christophe Lamisse, psychiatre, membre du CNPP, Intersyndicale de Défense de la Psychiatrie Publique (IDEPP)
Bernard Odier, psychiatre, membre du CNPP, Fédération française de Psychiatrie (FFP)
Diane Purper, psychiatre, membre du CNPP, Collège National des Universitaires de Psychiatrie (CNUP)
Saman Sarram, psychiatre, membre du CNPP, Syndicat des Psychiatres d’Exercice Public (SPEP)
Isabelle Secret Bobolakis, psychiatre, membre du CNPP, Fédération française de Psychiatrie (FFP)
Thierry Toussain, psychiatre, membre du CNPP, Fédération française de Psychiatrie (FFP)
Elie Winter, psychiatre, membre du CNPP ; Association Française des Psychiatres d’Exercice Privé – Syndicat National des Psychiatres Privés (AFPEP-SNPP)