A Genève, la chorégraphe star Sasha Waltz et Beethoven traversent les ténèbres et ravivent la lumière
Beethoven comme supplément de noblesse
Ils surgissent des enfers, ceux que nous savons si bien aménager. Ils n’ont pas de visage, mais des masques qui leur donnent un air curieux de batracien. Encore un moment et une cohorte de fugitifs en tunique légère chasseront ces êtres hybrides, mais pas ce ciel de fumée et de mitraille. On entendra le vent se déchaîner, les orages se superposer, la matière se répandre en déflagrations. On verra un homme au crâne philosophique, forgé dans un marbre ancien, se désarticuler au milieu des siens. Et sur son visage, on croira voir l’ombre d’une extase.
Mais il ne faut pas se fier à nos illuminations. A présent, ce gladiateur philosophe se cabre encore et encore, debout, comme s’il était criblé de balles. Et ses camarades autour de lui semblent transpercés comme des papillons dans le vent glacé de l’hiver. Les temps sauvages, ceux que le musicien Diego Noguera libère en rafales, vous désaxent.
Comment transcender l’amer d’un présent qui ne passe pas? Sasha Waltz est allée chercher chez Beethoven non pas une consolation, mais un supplément de noblesse, la force de tenir tête. Elle s’est souvenue que cette Septième Symphonie est celle d’un désenchantement, celui qui submerge le musicien en cette année 1812 où il a 41 ans et où Napoléon se rêve à Moscou. La beauté de cette œuvre-là, c’est qu’elle affronte les ombres, qu’elle les ordonne sans y consentir.
Singulier mais sans tapage, délicat mais sans afféterie
Au rugissement des éléments selon Diego Noguera succède l’euphorie passagère d’un envol. Serait-ce les enfants retrouvés d’Isadora Duncan, cette farouche magnifique qui, dans les années 1910, envoyait valdinguer tutus et chaussons? Ou des endurantes que la neurasthénie des jours ne brisera pas? Ces cavaleuses déboulent dans leurs robes rose pâle, silhouettes de chasseresse enfantine. Mais voici que surgit un danseur afro-européen en marcel blanc. Il fait bande à part, croit-on. Il rassemble ces révolutionnaires en vérité, comme l’âme sœur qu’on espérait pour traverser la steppe.
La lumière baisse alors. Une rumeur – enregistrée – de conversations monte. Dans un instant, le fameux Allegretto – deuxième mouvement de la Symphonie – coulera dans vos veines et chavirera le cœur. Voyez la troupe de Sasha Waltz. Ces jupes noires qui descendent très bas. Ces ports de tête sans fierté ni gloire, juste désarmés. Ces humbles avancent à pas de neige et chaque pas paraît étirer la mesure de Beethoven. Ils suspendent toutes les hostilités de la Terre. Plus tard, ces mélancoliques revivront l’ardeur. Ils seront en proie à la joie, mais oui. Et passera une émissaire céleste portant une bannière blanche transparente. Qu’annonce-t-elle, si ce n’est la tendresse?
Tout dans ce Beethoven 7 est ainsi, singulier mais sans tapage, délicat mais sans afféterie, romantique mais sans sentimentalisme. Sasha Waltz dialogue avec les œuvres, c’est-à-dire avec la trame de nos vies, elle qui s’est fait connaître, à la fin des années 1990, avec un fameux Zweiland burlesque et féroce, où un gros corps à quatre jambes et deux bras représentait le destin de son pays réunifié. Dans la plaine immense de Beethoven, elle trouve cette transcendance sans Dieu, cette transcendance où le corps seul est une âme. Sur cette base-là, rien n’est perdu.
Beethoven 7, Genève, Bâtiment des Forces Motrices, vendredi 14 et samedi 15 mars à 20h, dimanche 16 à 15h.